Un homme de confiance (1/2)
- juillet 16, 2021
- de
- Isabelle Naef Galuba
En 1902, Godefroy Sidler publie ses mémoires sous le titre Recueil des mémoires de Godefroy Sidler, intendant de Gustave Revilliod, 1836-1902. Dans cet opus, il cherche à rétablir quelques vérités et à redorer son blason, injustement terni. Au cours des quinze premières pages sur les soixante que renferme le recueil, Sidler résume son enfance et sa jeunesse (une page), son arrivée en Suisse romande, son séjour à l’hôpital suite à un grave accident dont le heureux hasard lui fait rencontrer la famille Revilliod (une page). Les treize pages suivantes évoquent sa vie bienheureuse à Varembé, au service des Revilliod dès 1858, ce qui le mène à devenir progressivement une figure incontournable de l’entourage de Gustave, de son père et de sa mère.
Sidler équilibre son récit de curieuse manière, consacrant par exemple deux pages aux détails de l’agrandissement et des aménagements du domaine de Varembé tandis que le décès de son bienfaiteur, qui clôture cet heureux chapitre de sa vie, est expédié en un paragraphe. Derrière cette séquence d’apparence placide, racontée douze ans plus tard, on devine pourtant le désarroi et l’impuissance qui ont dû s’emparer de Godefroy à cette annonce, alors qu’il vient de laisser Revilliod à Marseille, en route pour l’Égypte, deux semaines auparavant.
« De retour, je repris le cours de mes travaux, et le 11 décembre un télégramme m’annonçait l’heureuse arrivée à destination des voyageurs. Le 18, une seconde dépêche m’informait de la présence d’une indisposition assez grave de Gustave Revilliod, mais ne nécessitant pas, malgré cela, un déplacement de ma part. Le 21, un troisième télégramme m’annonçait son état désespéré, et le 22, un dernier télégramme reçu à 11 heures du matin, apportait la nouvelle du décès. »
Le jour même, les scellés sont apposés à la maison d’habitation de Revilliod et à l’Ariana. Dès lors c’est une bataille quotidienne que Sidler nous décrit à chaque page ; elle implique notamment l’un héritiers directs de Gustave Revilliod : son neveu Aloys Revilliod de Muralt, soutenu par le président du Conseil administratif. Ce dernier exécute plusieurs ordres du neveu, sans droit ni fondement de l’avis de Sidler qui se trouve livré au fil des jours et des mois à un terrible sentiment d’injustice voire de persécution. On l’évince, on fait comme s’il était transparent, on rechigne à lui octroyer ce qui lui est pourtant dû, suite aux dernières volontés exprimées par Gustave Revilliod. Des œuvres sont retirées de la maison et de l’Ariana, des papiers de première importance sont emportés, sans lesquels il est quasiment impossible de retracer la provenance des collections réunies par Revilliod. Sidler détaille par le menu toutes les opérations qui ont découlé du testament de Revilliod, énumérant, clause après clause, celles qui ont engendré une polémique comme celles où il concède un dénouement correct, selon les dispositions voulues. Il recense par exemple, sur trois pages, l’inventaire exact des pièces de l’argenterie de famille que Revilliod a expressément indiquées comme devant être « transportée à l’Ariana, et réunie à celle qui y est déjà ». Elles seront pourtant retirées du coffre-fort par le Conseiller administratif Bourdillon, délégué aux Musées et aux collections de la Ville de Genève, pesées puis « revendues » aux héritiers, contrairement à la volonté du défunt.
Sidler, quant à lui, s’empresse évidemment de se conformer aux désirs que Revilliod a exprimés dans son testament et dont il a laissé à Sidler le soin de s’acquitter. Il observe scrupuleusement toutes les demandes qu’il nous dépeint à nouveau, soulignant chaque particularité. Si nécessaire, il reprend même à son compte l’exécution des souhaits qui n’ont pas été réalisés, par exemple à cause d’une mauvaise interprétation des clauses testamentaires, dépensant çà et là plusieurs milliers de francs. Ce faisant, il s’identifie complètement au généreux mécène disparu et s’arroge alors le droit de donner, par procuration d’outre-tombe. Toutefois, Sidler peine à distribuer sa manne sans retour et souffre de ce visible manque de reconnaissance.
« J’avais non seulement donné ce qui m’était imposé, mais encore ma part. De cette générosité que m’est-il resté? Comme dans bien d’autres circonstances, le seul souvenir d’un bienfait et du devoir accompli ! »
Il reste stupéfait de plusieurs mesures, désormais prises par la Ville de Genève pour la gestion du domaine et du musée, comme celle qui lui retire, sans préavis, la gestion du parc qu’il a pourtant soigné pendant vingt-sept ans, ou encore celle qui interdit toute circulation des voitures dans le parc de l’Ariana. Sidler lui-même est alors contraint de « subir cette rigueur », puisque les livreurs ne peuvent plus approcher son habitation. Ainsi pour marquer l’iniquité de cette décision, Godefroy insère une note de bas de page rappelant un extrait du testament de Revilliod :
« Que tous les Genevois en particulier, voient en Godefroy Sidler mon bras droit, un aide et un ami sans lequel l’Ariana n’existerait pas. Qu’ils ne négligent aucune occasion de lui en témoigner leur reconnaissance. »
Et toc !
Godefroy Sidler (1836-1910) est sans conteste l’un des personnages clé de l’entourage de Gustave Revilliod. On peut dire qu’il fait presque partie de la famille. Passant de la fonction de valet de chambre à celle de bras droit puis d’ami, Sidler a ainsi reçu de nombreux autres qualificatifs, attribués par Revilliod au fil des ans : il est tour à tour, ou tout à la fois, son fidèle serviteur, son compagnon de voyage, ou encore son homme de confiance. Ce dernier mot correspond parfaitement aux responsabilités que Revilliod confie à Sidler, lorsqu’il l’envoie en solo faire des acquisitions pour enrichir sa collection ou qu’il se repose entièrement sur son intendant pour gérer le domaine de Varembé et, surtout, pour veiller à l’avancement des travaux de construction du Musée Ariana.
L’admiration et la reconnaissance sans bornes de Sidler pour son « maître » et son dévouement total trouveront une forme de récompense à l’ouverture du testament de Revilliod en 1890. Par ses dernières volontés, le fondateur de l’Ariana institue Godefroy Sidler comme premier conservateur du musée.
« Godefroy Sidler, mon fidèle serviteur, qui a été avec moi, plus que moi peut-être, le créateur de l’Ariana, en deviendra le conservateur avec un traitement de cinq mille francs par an. Il aura son logement à Varembé, et connaissant tous mes desseins en ce qui regarde l’Ariana, il continuera de diriger toutes choses comme de mon vivant. »
Extrait du testament de Gustave Revilliod, 27 novembre 1890
A SUIVRE (le 2 août)…
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Godefroy Sidler en bref
Né en 1836 à Ottenbach dans le canton de Zurich, Godefroy Sidler entre au service de la famille Revilliod à Varembé (Genève) en 1858. Il devient l’intendant puis l’ami de Gustave Revilliod qu’il accompagne d’ailleurs dans nombre de ses voyages en Europe ainsi qu’en Egypte pour inaugurer officiellement l’ouverture du canal de Suez. Dès 1877, Sidler suit de près les travaux de construction du Musée Ariana ; après la mort de Revilliod, il est nommé premier conservateur du musée. Sidler établit les premiers « inventaires » manuscrits des collections du musée dès 1892 ; il réalise entre 1892 et 1905 différentes versions, plus ou moins développées, dont certaines ont été imprimées et publiées. Il rédige et publie en 1902 un recueil de ses mémoires. Sidler décède le 6 août 1910 à Lausanne. Il est inhumé dans sa commune d’origine.
Sources bibliographiques :
Godefroy Sidler, Recueil des mémoires de Godefroy Sidler, intendant de Gustave Revilliod, 1836-1902, Imprimerie ouvrière, Genève, 1902
Véronique Palfi, Barbara Roth-Lochner, « Godefroy Sidler, ‘bras droit’ de Gustave Revilliod et premier conservateur du Musée Ariana », in Danielle Buyssens, Isabelle Naef Galuba, Barbara Roth Lochner (dir.), Gustave Revilliod (1817-1890), un homme ouvert au monde, Musée Ariana, Genève, 5 Continents Editions, Milan, 2018, p. 58-63
Divers documents d’archives conservés au Musée Ariana et aux Archives de la Ville de Genève
Légendes et copyright :
1. Lettre de nomination de Godefroy Sidler par le Conseil administratif de la Ville de Genève à la fonction de conservateur du Musée Ariana, le 4 février 1891. Le document porte la signature du président du Conseil, Alfred Didier. AVG 342.Ph.13.
2. Portrait de Godefroy Sidler, vers 1870. Photographie n/b, François Poncy (1822-1882). AVG 342.S.3.
Conservée par Gustave Revilliod dans un de ses albums de photos de famille, celui-ci a inscrit au revers : « Godefroi Sidler, né à Ottenbach canton de Zürich, en 1836. Mon fidèle serviteur après avoir été celui de mon père ».