L’Ariana comme une arche (2/2)

L’Ariana comme une arche (2/2)

Fabrice Brandli, chargé de cours au Département d’histoire générale de l’Université de Genève

L’Ariana est une arche où, d’une exposition à une autre, il s’opère parfois d’étranges sédimentations, des transferts de sujets qui pourraient passer inaperçus. Pourtant, l’oreille attentive au bestiaire muséal a déjà repéré entre salles et couloirs le ramage des perroquets répondant au gémissement du sanglier que cernent les chasseurs et leurs dogues, les barrissements croisés de l’éléphant et du rhinocéros surchargés à tout jamais du poids de leurs horloges fleuries et de cornacs enturbannés. De Meissen – Folies de porcelaines (février-septembre 2020) à Chrysanthèmes, dragons et samouraïs (jusqu’en janvier 2022), là encore, histoires de bêtes et histoires humaines se rejoignent jusqu’à se confondre. Et s’il est une figure qui singularise à elle seule cette confusion, parfois inquiétante, c’est incontestablement celle du singe.

1.

Simia, le singe évoque tout d’abord la similitude : vêtu, botté, à jabot ou en kimono, le singe singe. Version facétieuse de nous-mêmes, il nous tend le miroir dans lequel se reflètent nos travers, nos ridicules, nos vanités. Dans l’Occident de la première modernité, il accompagne l’ombre du diable dans le domaine de l’illusion ; il est comme l’homme, mais il n’est pas l’homme. Animal à tout jamais dans lequel s’agite sous le coup de l’instinct l’âme sensitive et mortelle, et pourtant certains d’entre nous le considèrent – à tort, bien sûr – comme un autre nous-mêmes lorsqu’ils oublient Celui qui les a faits à Son image. Comme le diable, le singe dupe les esprits simples et les esprits forts. Le diable est le « singe de Dieu ». 

Simia, c’est aussi le taxon que Carl von Linné impose en 1758 à l’histoire naturelle dans une nouvelle édition du Systema naturae pour désigner dans l’ordre des primates le genre qui réunit les singes sans queue, avec une queue courte ou bien longue. Opération de classification audacieuse en ce qu’elle distingue pour mieux réunir. Elle distingue les singes comme genre dont les variations spécifiques se déclinent en un tableau clairement délimité d’où sont exclues toutes les ressemblances superficielles qui ne répondent pas aux critères d’élection (mains, pieds, dentition). Ici, Linné prend congé du vieux modèle de l’échelle graduée des êtres qui pouvait admettre des formes de continuité imperceptible entre les règnes, les ordres, les genres et les espèces, entre l’animalité et l’humanité. Discontinuiste, la classification de Linné restaure pourtant au niveau de l’ordre la proximité abolie en partie au niveau du genre : de ce point de vue, les singes et nous sommes des primates. Proposition inconcevable pour Buffon, son contemporain : si la nature obéit bel et bien au principe de gradation, il faut cependant admettre qu’« il y a une distance infinie entre les facultés de l’homme et celles du plus parfait animal […] ; le plus stupide des hommes suffit pour conduire le plus spirituel des animaux ». Linné a deux fois tort, lorsqu’il conteste que la nature « opère par degrés imperceptibles et par nuances » et lorsqu’il réunit les humains, les singes, les lémuriens et les chauves-souris (Vespertilio) dans un même ordre.

4.

Loin de se cantonner à une controverse de spécialistes, bien avant l’évolutionnisme darwinien, le statut du singe intrigue les Lumières. Rousseau conçoit que les grands singes anthropomorphes puissent être en réalité les fragments oubliés de l’humanité à l’état de nature, un état antérieur à l’acquisition même du langage, tandis que le matérialisme de La Mettrie ne voit aucun obstacle à l’optimisme pédagogique en vertu duquel les singes parleront un jour grâce à la méthode appliquée jusqu’alors aux sourds et muets. Alors que se construit progressivement les représentations exotiques de l’altérité sur fond de domination coloniale, cette généreuse inclusion ne dure qu’un temps. Après 1800, l’anthropologie physique reconfigure le vieux modèle de la chaîne des êtres, associé à la mesure de l’angle facial, pour discuter de la frontière anthropologique non plus entre les singes et les hommes, mais entre les Africains les plus sauvages et les Européens. En 1817, l’anthropologue Julien-Joseph Virey l’assure : « le rapport du cerveau de l’orang est autant analogue à celui du hottentot sauvage, que celui d’un Européen l’est à ce dernier ». Reste une question : s’il pense, à quoi pense le singe capucin de Meissen, avec sa collerette blanche, le fruit en bouche ?

5.

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Légendes et copyrights :
1. Groupe de singes, décoré à Yokohama ?, Japon, 1870-1890
Pâte blanche, décor peint en polychromie sous glaçure, Hauteur 7 cm / Largeur 15 cm / Profondeur 6 cm
Collection Musée Ariana (photo : © Angelo Lui)
2 et 3. Paire de porte-pinceaux aux singes, décorée à Yokohama ?, Japon, 1870-1890
Pâte blanche, décor peint aux émaux polychromes, Hauteur 13 cm
Collection Musée Ariana (photo : © Angelo Lui)
3. Dresseur de singes, décor à Yokohama ?, Japon, 1870-1890
Pâte blanche, décor peint aux émaux polychromes, Hauteur 13 cm
Collection Musée Ariana (photo : © Angelo Lui)
4. Groupe de singes, Décoré à Yokohama ?, 1870-1890
Pâte blanche, décor peint aux émaux polychromes, Hauteur 7 cm / Largeur 13 cm / Profondeur 10 cm
Collection Musée Ariana (photo : © Angelo Lui)
5. Singe capucin, manufacture de Meissen, Johann Gottlieb Kirchner, 1731-1733
Porcelaine moulée en ronde-bosse, décor peint aux émaux polychromes, Hauteur 42 cm / Largeur 23 cm / Longueur 28 cm
Collection Musée Ariana (photo : © Angelo Lui)

1 Commentaire

    Gertrude guenat

    1st Sep 2021 - 18h14

    Merci et bravo pour votre dont j ai profiter durant tout l hiver.

    Merci pour tout ce que vous entreprenez c est magnifique. G. Guenat

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