Deux vieux célibataires, Amiel et Revilliod

Deux vieux célibataires, Amiel et Revilliod

par Barbara Roth, archiviste et historienne

Il y a deux siècles exactement, le 27 septembre 1821, naissait à Genève Henri-Frédéric Amiel (1821-1881), mondialement connu comme diariste. Professeur d’esthétique et de littérature française à l’Académie de Genève à partir de 1849, puis de philosophie à partir de 1854, il mène une vie discrète, presque terne. C’est après sa mort qu’il acquiert une renommée européenne, lorsque sont publiés les premiers fragments de son Journal intime, document étonnant de près de 17’000 pages manuscrites, en 173 cahiers, aujourd’hui conservé à la Bibliothèque de Genève. On y découvre un homme intelligent et sensible, avec un goût prononcé de l’introspection et de l’autocritique, analysant ses propres comportements et ceux de ses contemporains.

 

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Publié en version intégrale chez l’Age d’Homme entre 1976 et 1994, en douze épais volumes, le Journal d’Amiel est une source inépuisable pour qui s’intéresse à la Genève du 19e siècle. Grâce aux index établis par les éditeurs, il est possible de s’orienter facilement. La tentation est dès lors grande de vérifier ce qu’Amiel pensait de son contemporain Gustave Revilliod, créateur de l’Ariana. Amiel et Revilliod, deux « vieux » célibataires : leurs goûts, leur mode de vie et leurs intérêts les rapprochent, mais ils se distinguent subtilement par leur provenance sociale, Gustave Revilliod faisant partie de l’ancienne aristocratie genevoise, très fortunée, et Amiel plutôt de la bourgeoisie montante, intellectuelle, du 19e siècle, dont l’essor se confirme avec la montée du radicalisme.

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Rappelons qu’avant de faire construire son grand musée à Varembé, Revilliod permettait déjà aux amateurs d’admirer sa collection au rez-de-chaussée de son immeuble au 12, rue de l’Hôtel-de-Ville.  Ce musée Revilliod accueille de nombreux visiteurs entre 1866 et 1884 environ.

Amiel évoque dans son Journal deux rencontres avec Revilliod. Ils ont alors respectivement 56 et 59 ans.

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Nous sommes le samedi 10 novembre 1877 ; il a plu toute la journée, le ciel est ténébreux. Amiel longe la rue de l’Hôtel-de-Ville, et s’arrête devant le n° 12 :

« Coup d’œil sur les collections de Gust. Revilliod. Le maître était sur le pas de sa porte et m’a fait entrer. Un Raphaël, un Titien, plusieurs Hollandais, des porcelaines, des tapisseries, des bustes, et des raretés variées m’ont donné dans l’œil, quoique par hasard je fusse privé de mon lorgnon ».

Cette énumération un brin ironique et le trait d’humour qui la conclut soulignent la variété des œuvres exposées ; notons aussi le geste cordial et spontané de Revilliod qui invite son voisin (Amiel n’habite pas loin, à la rue Verdaine) à voir ses trésors, tout en les assortissant, très probablement, de commentaires.

Le printemps suivant, Amiel note une réunion à laquelle il a assisté :

 « Matinée littéraire chez Mr Gust. Revilliod […]. On gelait dans ce salon sans feu et sans tapis. Trente à quarante personnes n’ont pas suffi à [le] chauffer » (lundi 1er avril 1878).

On perçoit une pointe de dérision, voire de critique dans le propos d’Amiel. Mais retenons de ce passage la confirmation que Revilliod ouvrait volontiers ses portes à des rencontres de tous genres, comme il le fera plus tard à l’Ariana.

L’Ariana, justement. Amiel décède avant le début des travaux, ce qui nous prive d’un commentaire descriptif. Gageons qu’il aurait eu du plaisir à visiter le nouveau musée, d’autant plus qu’il appréciait beaucoup les promenades à la campagne.

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Références :
– La première édition : Henri-Frédéric Amiel, Fragments d’un Journal intime, 1, Paris, Genève, Neuchâtel, Sandoz et Thuillier Desrogis, 1883 et Fragments d’un Journal intime, 2, Genève-Bâle et Lyon-Paris, H. Georg et P. Robert, 1884
– L’édition intégrale : Henri-Frédéric Amiel, Journal intime, édité par Bernard Gagnebin et Philippe M. Monnier, Lausanne, L’Âge d’homme, 1976-1994, 12 vol.
– Amiel dans le Dictionnaire historique de la Suisse : https://hls-dhs-dss.ch/fr/articles/016053/2001-07-09/
– Inventaire des archives d’Amiel à la Bibliothèque de Genève : https://archives.bge-geneve.ch/archive/fonds/amiel_henri_frederic
– Renée Loche, « La collection de Gustave Revilliod dans sa maison de ville », dans Gustave Revilliod (1817-1890), un homme ouvert au monde, Genève-Milan, Musée Ariana/5 Continents, 2018, p. 113-123
– A l’occasion du bicentenaire de sa naissance, la Bibliothèque de Genève consacre une série de podcasts à Amiel : https://blog.bge-geneve.ch/amiel/

Légendes et copyrights :
1. Pierre-Eugène Vibert (1875-1937), Portrait d’Henri-Frédéric Amiel, début 20e siècle
Gravure, 13,5 x 10,3 cm
BGE, inv. Icon P 1929-229
© BGE
2. François Artus, Henry-Frédéric Amiel, avant 1869
Photographie noir/blanc sur papier, collé sur carton type carte de visite, 10,4 x 6,2 cm
BGE, CIG, inv. icon p 2007 13 4
© CIG
3. Alexandre-Louis-François d’Albert-Durade (1804-1886), Gustave Revilliod, 1863
Huile sur toille, 61 x 50,5 cm
MAH, legs Gustave Revilliod, inv. CR 435
© MAH, André Schärer
4. Céleste Vitaline Benoît (1836-1921), Portrait d’Henri-Frédéric Amiel, 1878
Pastel, 76 x 58,5 cm
BGE, inv. 0282
© BGE
5. Antonio Fontanesi (1818-1882), Rue de l’Hôtel-de-Ville, lithographie tirée de Promenade pittoresque. éd. Pilet et Cougnart, Genève, 1854
BGE, CIG, inf. Rec Est 0157-04
© CIG

 

 

1 Commentaire

    Isabelle Naef Galuba

    5th Déc 2021 - 13h03

    Merci Barbara Roth, j’étais justement en train de me poser cette question de la rencontre entre Amiel et Revilliod, parfaitement contemporains, après avoir écouté avec intérêt les trois premiers podcasts réalisés par la Bibliothèque de Genève sur Amiel et son journal intime: https://blog.bge-geneve.ch/amiel/

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