La parole à… Anne-Claire Schumacher, conservatrice au Musée Ariana
- juin 01, 2021
- de
- Anne Claire Schumacher
Propos recueillis par Raphaël Belfiore
RB : En quelques mots, peux-tu nous décrire ton parcours professionnel ?
ACS : Mon parcours a la particularité d’être en ligne droite: je suis au musée depuis plus de trente ans. J’y suis entrée par la petite porte en travaillant à 20% en tant que collaboratrice scientifique. À l’époque, j’avais un autre travail dans une librairie de voyage et je guidais des voyages en Extrême-Orient. J’ai une formation universitaire en histoire de l’art et en sinologie et je suis arrivée au musée en m’intéressant à la porcelaine chinoise. Dans ce premier travail, j’ai d’ailleurs commencé par m’occuper de l’enregistrement de celle-ci entre autres. J’ai ensuite gravi au fur et à mesure les échelons pour devenir assistante conservatrice puis conservatrice.
Malgré toutes ces années, je n’ai pas l’impression d’avoir fait le tour de mon métier ou de m’ennuyer. C’est pour cela que je n’ai jamais vraiment pensé à changer de cadre, bien que l’idée m’ait à certaines occasions effleuré l’esprit. Ma progression au sein de l’institution a finalement fait que j’y suis encore.
RB : En quoi consiste ton travail dans les grandes lignes ?
ACS : J’ai la responsabilité des collections. Plus précisément, je m’assure qu’elles soient conservées dans des conditions adéquates et je m’occupe de leur gestion. Cela comprend notamment leur valorisation, leur exposition, leur enrichissement ou encore leur étude par des chercheurs.
RB : Quels en sont les aspects les plus plaisants et les plus pénibles ?
ACS : Les moments les plus plaisants sont sans doute lors du montage d’une exposition. Un objet posé sur un rayon des réserves est plutôt modeste. C’est seulement lors de son placement dans une vitrine ou sur une table qu’il regagne son aura véritable et sa signification en tant que pièce d’exposition, voire d’œuvre d’art. La sensation de faire prendre vie à ces objets est formidable.
Un autre aspect très agréable du métier a trait aux relations humaines. Bien qu’il s’agisse au fond d’objets inertes, ils sont liés à différents types de socialité, de l’artisan ou artiste qui les créée à celui qui les collectionne ou les contemple dans nos salles. Lors du montage d’une exposition par exemple, le travail avec collectionneurs et créateurs conduit à une certaine intimité et de forts liens peuvent en résulter. Au fil des années, je me suis fait beaucoup d’amis dans l’exercice de mon métier.
Autrement, les moments les plus rébarbatifs sont peut-être les lourdeurs administratives liées aux œuvres. Bien sûr, les questions d’assurance, de transport ou de contrat doivent nécessairement être traitées et font partie du travail, mais ce n’est pas ce que je préfère !
RB : Quel est le parcours typique d’une œuvre avant son arrivée dans une vitrine du Musée ?
ACS : Avant même qu’elle entre au musée, une pièce doit y être acceptée. Les œuvres arrivent essentiellement par don ou par legs, car le musée est dépourvu de budget d’acquisition. Il est donc assez rare que le musée achète des pièces, même si cela arrive dans certaines circonstances. En général, des gens nous proposent une ou plusieurs pièces que l’on va dans un premier temps voir et évaluer. Si elle nous intéresse, les procédures d’acceptation diffèrent selon sa valeur d’assurance : Le don peut être accepté soit par la direction du musée, soit par le magistrat ou encore par le conseil administratif in corpore.
Une fois arrivée, la pièce reçoit un numéro d’inventaire. Celui-ci assure la pérennité de l’objet dans nos collections qui sont inaliénables, c’est-à-dire, à jamais invendables et inéchangeables.
L’œuvre est photographiée ensuite sous toutes les coutures et ses propriétés sont répertoriées dans une base de données. La plupart du temps, elle vient ensuite rejoindre les étagères de nos réserves à moins qu’elle soit immédiatement destinée à être exposée. On ne peut toutefois pas garantir à nos donateurs l’exposition permanente de ce qu’ils nous laissent.
RB : Et la restauration dans tout cela ?
ACS : La restauration est un autre métier, un métier parallèle en fait. On parle actuellement plus de conservation préventive que de restauration : on préfère limiter les risques de dommages à l’objet que de le réparer. Si toutefois un objet est sensible ou corrodé par exemple, il va dans ce cas passer chez la conservatrice-restauratrice qui va se charger de le stabiliser. Si l’objet est véritablement cassé ou qu’une ancienne restauration se détériore, il sera dans ce cas effectivement restauré. Ce n’est cependant pas le cas de tous les objets du musée, ça n’aurait pas de sens !
RB : Peux-tu citer une ou deux œuvres des collections que tu considères importantes pour toi, pour l’histoire suisse et pour l’histoire de l’art ?
ACS : Il y a une œuvre que j’aime beaucoup, un grand plat de majolique italienne qui illustre le rapt d’Hélène de Troie. Tout d’abord, c’est une pièce d’une qualité exceptionnelle.
Nous l’avons acquise grâce à une mécène à l’occasion de la réouverture du musée en 1993. Ce qui me touche particulièrement dans cet objet est la technique utilisée: la faïence de grand feu. Il faut peindre à main levée sur de l’émail encore pulvérulent (un peu comme du sucre en poudre) sur une surface non plane. On ne peut donc reposer sa main, s’arrêter à mi-chemin ou repasser. Cette œuvre est donc un tour de force technique et artistique.
En ce qui concerne l’histoire suisse, deux choses me viennent en tête. La première est une corbeille ajourée provenant de la manufacture des Pâquis : une pièce modeste, jolie mais sans plus, devant laquelle on passerait sans forcément s’arrêter. Son intérêt réside dans sa rareté. Au monde, on ne connaît que trois pièces provenant de cette manufacture. Il y a peu, nous ne connaissions même encore que le nom de la marque !
Ensuite, il y a aussi une terrine de mariage ajoutée à nos collections à l’occasion du montage d’une exposition sur la poterie suisse. Elle avait été acquise par un couple d’hommes dont l’un était décédé. Lors de notre visite à son conjoint, on a pu sentir à quel point l’objet avait une importance sentimentale, aussi peut-être de par sa symbolique matrimoniale. Il était néanmoins convaincu qu’il devait nous laisser cette pièce d’une facture étonnante et d’une grande rareté. L’impression m’en est restée que l’on transmet toujours plus qu’un objet et qu’il faut chérir ces moments de transmission.
Par rapport à l’histoire de l’art, peut-être pourrais-je citer la chose suivante. La Compagnie Néerlandaise des Indes Orientales était en charge d’amener la porcelaine chinoise en Europe. Afin d’accroître les affaires, ils ont fait appel à un peintre hollandais : Cornelis Pronck. Il a été chargé de créer des motifs et décors « à la chinoise » dans le but de les envoyer en Chine afin d’y être copiés sur de la porcelaine dont seuls ses artisans en maîtrisaient alors le secret. Ces pièces devaient ensuite revenir en Europe. On imagine donc bien l’étrangeté de la situation qui rappelle notre globalisation contemporaine… L’un de ces motifs pseudo-chinois figure sur l’œuvre « La Dame au Parasol » dans nos collections. Par ailleurs, ce motif a aussi subi une transformation en arrivant au Japon où il s’est transformé en geishas avec leurs kimonos. L’intérêt dans l’histoire de l’art se voit donc ici au travers des échanges réciproques entre Orient et Occident et à travers la dérive et les déclinaisons de motifs. Il faut d’ailleurs aussi se dire que ce type d’échange demandait à l’époque un temps et une énergie fous : deux ou trois ans étaient nécessaires entre la commande et l’arrivée de porcelaine, si celle-ci ne faisait pas naufrage en chemin !
RB : Es-tu toi-même céramiste ou collectionneuse ?
ACS : Je me suis essayée avec peine au tournage. Je n’arrive pas à centrer ma motte de terre et ça m’énerve ! J’apprécie toutefois la sensualité de la terre mouillée et j’ai prévu de persévérer lorsque j’en aurai le temps.
Je ne suis par contre pas collectionneuse, ou en tout cas, je ne crois pas en avoir l’âme. Si j’ai un désir de collection, je l’assouvis au musée. J’ai bien quelques objets chez moi, mais c’est parce qu’ils me rappellent une histoire. En fait, j’ai besoin de vide ; l’encombrement m’angoisse. De temps en temps, je suis allée chez des collectionneurs chez qui il y avait de la céramique jusque sous les tables ou même dans le four ! J’avais l’impression de ne plus pouvoir respirer…
RB : Aurais-tu une anecdote, un moment drôle ou significatif à raconter concernant le musée ou ta carrière au sein de celui-ci ?
ACS : J’en ai une ! C’était la première exposition dont j’étais commissaire. On allait exposer des flacons à parfum de la collection Givaudan-Roure qui était conservée dans un dépôt à Paris. Avec la conservatrice-restauratrice de l’époque, nous y étions allées en hiver. L’endroit était énorme, il faisait froid et il y avait un très grand monte-charge. On nous avait installé une table pas loin de celui-ci pour déballer ces minuscules objets de porcelaine. À cause du froid, nos doigts s’étaient petit à petit engourdis. À un moment, l’un des petits bouchons de flacon m’échappe des mains et tombe sans qu’on puisse voir où il a atterri. On a supposé alors qu’il est tombé dans l’interstice entre le monte-charge et l’étage. Nous avons regardé partout sans succès, même sous le monte-charge (où il y avait d’ailleurs énormément de poussière). Je me sentais évidemment mal, la responsable de la collection étant présente et cette exposition étant la première dont j’avais la charge. Finalement, après beaucoup de transpiration de notre part, nous avons retrouvé le minuscule bouchon dans un croisillon de la porte du monte-charge de cette immense halle. Le soulagement de récupérer un si petit objet dans un endroit si grand était incroyable !
RB : Un mot de la fin ?
ACS : J’exerce un métier fascinant et j’ai beaucoup de chance. Je ne crois pas être arrivée un matin en me disant « Oh là là ! Je dois encore venir travailler »… Évidemment, certains jours sont moins faciles que d’autres, mais ça a toujours été intéressant et j’apprends constamment quelque chose.
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Légendes et copyrights :
1. Avec l’artiste Johan Tahon et le galeriste Hanspeter Dähler lors du montage de l’exposition Johan Tohan. Refuge l Silence, 2019 (photo : © Musée Ariana, Boris Dunand)
2. Chez le collectionneur Frank Nivergelt, 2015 (photo : © Nicolas Lieber)
3. Plat Le Rapt d’Hélène, Nicolas da Urbino, Urbino, 1528
Majolique, polychromie de grand feu, D. 51,8 cm
Collection Musée Ariana (photo : © Jacques Pugin)
4. Corbeille et présentoir, faïencerie des Pâquis, Genève, 1786-1796
Faïence fine, décor ajouré, D. 26 cm
Collection Musée Ariana (photo : © Andrea Gomes)
5.Terrine de mariage, Langnau im Emmental (Suisse), 1801
Terre cuite, engobes sous glaçure, H. 26,7 cm
Collection Musée Ariana (photo : © Jean-Marc Cherix)
6. Assiette La Dame au parasol,Chine, vers 1737
Porcelaine, bleu sous couverte, émail rouge et or, D. 23,7 cm
Collection Musée Ariana (photo : © Angelo Lui)
7. Assiette La Dame au parasol, Arita (Japon), 1737-1740
Porcelaine, bleu sous couverte, émaux polychromes et or, D. 26,3 cm
Collection Musée Ariana (photo : © Nathalie Sabato)
Illustration de titre :
Installation de l’exposition En noir et blanc ou en couleurs ?, 2020 (photo : © Musée Ariana, Boris Dunand)