Pérégrinations d’argile

Pérégrinations d’argile

Entretien avec Émilie Fargues, propos recueillis par Isabelle Naef Galuba, le 25 septembre 2022

La 17e édition du Parcours Céramique Carougeois (PCC) s’est clôturée dimanche 25 septembre et a connu une semaine éblouissante de succès. Trois ans d’attente depuis la dernière édition de 2019, puisque le PCC avait décalé sa biennale pour se dérouler en osmose avec le 50e Congrès de l’Académie internationale de la céramique (AIC) qui s’est tenu à Genève du 12 au 16 septembre 2022.

Un public de plus en plus diversifié – connaisseurs amateurs comme professionnels, étudiant.es, collectionneurs, artistes ou nouveaux venus – se croisait tout au long de la journée dans les galeries et boutiques de Carouge. Il y avait foule, et même queue, devant certains espaces d’exposition.

Retour sur expérience et visions pour une évolution avec Émilie Fargues, directrice de la Fondation Bruckner et du Parcours Céramique Carougeois.

1. Émilie Fargues

Isabelle Naef Galuba (ING) : C’est le troisième parcours pour lequel tu proposes aux galeristes une liste de céramistes internationaux à sélectionner. Après la « Jeune céramique » en 2017 et la « Tradition » en 2019, qu’est-ce qui t’a amené vers ce nouveau thème de la « Materia prima » ?

Émilie Fargues (EF) : L’alchimie est un sujet qui me suit et me fascine depuis ma formation de céramiste, il y a maintenant plus de quinze ans. J’avais envie de matérialiser l’attrait universel et l’engouement que cette thématique suscite. La terre est un matériau quitransmuté par le feu devient céramique, mais c’est bien à un phénomène de co-création auquel on assiste entre le céramiste et l’argile. L’artiste qui pratique la terre se trouve aussi, à son tour, transformé par son travail. Toutes les discussions que j’ai menées avec les artistes pendant le parcours ont confirmé cette double transformation, c’est peut-être là le plus beau mystère de l’alchimie.

ING : Comment t’y prends-tu pour réussir cette alchimie, parfois presque amoureuse, entre le galeriste et l’artiste qui est sélectionné ? Sacré défi, non ?

EF : D’abord il y a tout le travail de préparation. Je dois réfléchir à une sélection pertinente d’artistes dont le travail entre en résonnance avec le thème du Parcours, en pensant déjà à leurs hôtes potentiels. Puis je présente une liste de quelque cinquante noms aux galeristes. Ensuite, il faut parfois discuter, débattre du travail. Est-ce que le galeriste aime, mais encore mieux pourquoi ce travail se marie parfaitement avec l’espace et l’esprit de la galerie. Parfois c’est simple, les alliances me sont proposées par les galeristes eux-mêmes. Par exemple avec Anne Larouzé, boursière de la Fondation Bruckner en 2019, et Chris Murner qui avaient déjà fait connaissance 5 ans auparavant en vue de cette résidence. Entre les belles maroquineries de la galerie Antre-Peaux et les recherches de la céramiste sur la peau, qu’elle transcrit comme des paysages dans l’argile, une rencontre magique était garantie. Pour d’autres, il me faut convaincre de la pertinence entre le travail de l’artiste et la nature de la galerie.

2. Anne Larouzé @Galerie Antre-Peaux

ING : Tu prends – métaphoriquement – ton bâton de pèlerine, de porte en porte, pour séduire les galeristes avec tes créateurs et créatrices d’argile, mais ensuite comment tout cela se met-il en place ?

EF : Avoir un propos cohérent, un fil conducteur d’histoires et une liste de céramistes, c’est déjà une bonne chose, mais il est indispensable de rester réaliste et pragmatique. Le ou la galeriste assume presque tous les risques : il/elle paie en partie le transport des œuvres, valorise les pièces dans son espace en mettant en dialogue – ou parfois en retrait – ses propres activités ou créations, et puis le ou la galeriste s’engage véritablement pour défendre le travail de l’artiste qu’il présente.

ING : Ça doit être plutôt épuisant de rester toute la journée sur le qui-vive et de répéter un peu la même chose à chaque visiteur.euse ou client.e ?

EF : Absolument. Mais cette année, c’était vraiment magnifique car un bon nombre des céramistes sont restés tout au long de la semaine pour accompagner les galeristes et pour expliquer leur travail. De belles rencontres en ont résulté. De plus, on a assisté à une vraie émulation céramique pendant deux semaines avec la présence des céramistes venu.e.s pour le congrès de l’AIC. Il y eut de belles discussions sur la terre, les émaux, les formes et techniques et le PCC a fonctionné comme plate-forme d’échanges, également l’une de ces vocations.

ING : Quid des différents publics qui ont essaimé le parcours ? Y a-t-il eu des moments spéciaux, un peu d’émulsion émotionnelle ?

EF : C’était incroyable, pratiquement toutes les activités étaient sold out : les ateliers enfants, les performances, les démonstrations… les gens adorent les démonstrations. Assister à une incursion entre le savoir-faire et la magie créatrice, c’est envoûtant. On se dit qu’un jour, on pourrait être à la place de cet.te artiste. En fait, j’aimerais beaucoup développer un aspect plus professionnel pendant le parcours avec la possibilité de participer à des formations continues, à des workshops. Ce serait formidable que le PCC puisse offrir une immersion dans les mondes de la céramique à l’instar des Journées publiques à Bandol, lors du Printemps des potiers.

ING : La transmission d’un savoir-faire lié à un métier d’art passionne beaucoup de gens et encourage aussi les jeunes dans cette voie. Genève a été pendant plusieurs décennies un haut lieu de formation céramique avec une école renommée. Quelles sont les possibilités actuelles de devenir céramiste à Genève ?

EF : Il existe un CFC dispensé par le Centre de formation professionnelle arts, mais il n’y a malheureusement plus de Haute école en Suisse dans ce domaine. Pourtant une telle formation mériterait de renaître ; il y a en tout cas du potentiel pour la recréer à Genève. La céramique est un art et une pratique ascendants. Et pour preuve, il y a dix ans, les ateliers de la Fondation Bruckner étaient quasiment vides. Aujourd’hui, ils sont tous réservés jusqu’en mars 2023.

ING : Pour se tourner résolument vers le futur, cites-moi encore deux choses qui te tiennent à cœur pour l’évolution du PCC.

EF : Un sujet très important pour moi est que toutes les personnes qui travaillent au PCC puissent être correctement rémunérées : les artistes bien sûr mais aussi celles et ceux qui aident à la mise en place, transporteurs, monteurs, etc. Il reste toujours complexe de trouver la bonne mesure qui échappe aux codes habituels de calcul. Par exemple, nous pensons payer correctement un.e artiste pour une installation avec plusieurs nouvelles pièces, mais lorsqu’on divise le montant de la rémunération par le temps de travail réel passé en réflexion, expérimentations et réalisation, on constate que ce curseur n’est pas pertinent. Un second thème que j’aimerais vraiment explorer plus profondément est celui de l’écologie de la céramique. Il y a encore un fossé paradoxal entre cet intérêt pour un retour aux techniques ancestrales, à la communion avec la nature où, en parallèle, les mêmes céramistes achètent des terres ou des émaux déjà préparés, sans vraiment savoir d’où ces matériaux viennent et comment ils ont été produits. Il faut absolument amener ce questionnement dans nos préoccupations, que ce soit aux ateliers de la Fondation Bruckner comme au Parcours Céramique Carougeois.

On se réjouit donc avec impatience de découvrir la prochaine édition du PCC qui apportera peut-être son lot de nouvelles voies à explorer, riches en questionnements et en moments d’émotions. Rendez-vous en 2024 !


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Légendes et copyright :

  1. Émilie Fargues dans son atelier
  2. Œuvres (sélection) d’Anne Larouzé à l’Antre-Peaux
  3. Café aux Halles de la Fonderie
  4. Vernissage, le samedi 17 septembre aux Halles de la Fonderie
  5. Emmanuel Boos à la galerie H et chez Peter Kammermann
  6. Icaro Maiterena chez Les Insolites
  7. Une des œuvres de l’installation « Duale métamorphose » de Julie Lamarins aux Halles de la Fonderie
  8. Laurin Schaub chez Nov gallery
  9. Monique Wuarin à l’Atelier Potter
  10. Sylvie Enjalbert chez Ligne Treize
  11. Unurgent Argilla chez Poesis
  12. Une vue de l’installation « A fleur de peau, aime » d’Aline Morvan aux Halles de la Fonderie

Copyright de toutes les illustrations : © Musée Ariana, Isabelle Naef Galuba, à l’exception de l’image 1 (Émilie Fargues) réalisée par © Eva Bigeard

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Découvrir, apprendre, plonger dans le monde de la céramique et du verre, voilà ce que propose ce blog. Les textes sont signés par des collaborateurs-trices du musée mais aussi par des professionnel-le-s et des amateurs-trices venant parfois d’autres horizons. Tous et toutes prêt-e-s à faire partager leur savoir, chacun pose ici un regard passionné, scientifique et inédit, décalé et amusé parfois.

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